Après la mort... ?
Certaines blessures, certaines plaies restent ouvertes. C'est parfois le doute ou le regret de n'avoir pas fait ceci, de ne pas avoir accompli cela. C'est parfois l'impression diffuse mais persistante que notre solde reste impayé au regard d'un autre qui a tant fait pour nous. Une ardoise dont on ne se défait pas. C'est parfois le constat d'effroi que cette personne là, cet amour, ce frère, cette marraine nous a quittés et ne reviendra pas. Que la mort l'a emporté alors que nous rêvions les yeux grands ouverts tous les deux que notre chemin connaitrait d'autres dimanches et d'autres soleils ensemble.
La douleur des arbres qui suinte et nous parvient, c'est l'inconsolable, c'est la corrosion d'un souvenir qui nous gifle plus qu'il nous embrasse. C'est la perte d'un rêve, perte d'un prestige, perte d'un mythe, perte d'un lien, perte d'un parent. C'est le tragique qui emboutit les comètes de ceux qui nous ont précédés : celui là parti trop tôt, celui-ci sacrifié malgré lui, celle là que l'on a oubliée pour ne plus avoir honte, ceux ci qui ont souffert d'être nés d'un peuple haï, c'est aussi cet autre qui est parti et n'est plus revenu. Ce sont ces hommes, ces femmes et ces enfants qui sont morts, que l'on enterre ou qu'on l'incinère, que l'on honore le 1er novembre.
Les traumas de nos histoires familiales s'insinuent parfois derrière les transmissions intergénérationnelles et restent (radio)actifs sous une couche épaisse de croyances, de règles, d'impératifs familiaux.
Les vendanges du travail d'analyse transgénérationnelle incluent les deuils douloureux ou non faits de notre préhistoire familiale. Mais la question du deuil, de la perte ne se réduit pas à la mort. Il est bien des événements de vie qui s'achèvent tout aussi brutalement que le coup de ciseaux d'Atropos. Pertes d'un emploi, faillites, effondrements financiers, abandons, mariages forcés, grossesses impossibles ou non désirées, rêve d'émancipation brisé, révélation d'un mensonge... La liste des souffrances vécues dans nos lignées peut être longue. Les hiérarchiser aurait peu de sens. Car seul compte, l'éprouvé de nos ascendants au regard de leurs épisodes malheureux. Un éprouvé qui, sans dire son nom, dans un mutisme d'apparat, a pu douloureusement perler d'une génération à l'autre, comme une stalactite à laquelle s'accrochent les difficultés d'existence de nos contemporains.
Alors, certains diront qu'après la mort d'un proche, il n'est de plus grande douleur que de survivre à ceux que l'on a aimés. Après la mort. Je n'en sais rien. Il n'existe pas à mon sens de mètre étalon pour reconnaitre, pour légitimer et noter la souffrance. On entend souvent des gens dire "je sais bien qu'il y a pire que moi, je sais bien que j'ai de la chance dans mon malheur, que je devrais me réjouir d'avoir la santé, d'être en vie..." C'est une façon de voir. C'est un discours. Un discours convenu, entendu et sans doute inscrit dans une idéologie de compassion, ou de culpabilité, de positivisme ou de banalisation. C'est selon. Ce n'est pas le mien.
Après la mort. Ou avant. Dans la vie qu'il nous est donné d'exister pleinement, il nous arrive des choses. Il nous arrive d'aimer, d'être aimé, de choisir, de subir, de partir, de quitter, d'oublier, et de ressasser. Il nous arrive aussi de nous demander ce que nous sommes, et ce que nous voulons pour nous-mêmes. Il nous arrive de nous sentir entravés dans nos désirs. Défenses et autres stratégies plus ou moins conscientes œuvrent alors pour supporter l'insupportable. Et quand vient le moment de considérer que notre histoire personnelle s'écrit sans nous dans le grand livre de nos histoires familiales, il nous revient de reprendre la plume et de poursuivre le roman tel que nous le souhaitons.
Le manuscrit s'écrit à l'encre de nos mémoires familiales sur le papier d'un devenir que l'on essaie de se choisir. A coté du thème de la mort, dans le chapitre des souffrances muettes, les histoires d'amour mal enterrées tiennent un place non négligeable.
Au lendemain de ce 1er novembre, ayons peut-être une pensée ou un doux soupir pour ces amours anciennes que le poids des années et les secrets bien scellés ont estompées.
Pour donner un peu de densité à mon propos, je vous propose aujourd'hui les dernières minutes d'un film de Claude Lelouch "Un homme qui me plait". Annie Girardot y campe une femme éperdument amoureuse d'un homme, l'ami Belmondo. Cet homme qu'elle a rencontré, pour qui elle quitte mari et enfant. Cet homme avec qui ils se sont promis de vivre leur amour enfin au grand jour. Un rendez vous à l'aéroport, pour le retrouver. Une scène sans un mot. Magistrale.
https://youtu.be/-QId94EhggI